Par Louis Bolla
Illustration : Héloïse Niord-Méry

Dans le stand-up, les femmes humoristes organisent leurs propres scènes pour sortir des carcans sexistes. Une prise de parole et de pouvoir pour la parité qu’elles revendiquent à travers un humour bienveillant, féministe et inclusif. Preuve qu’on peut être drôle sans être misogyne !

C’est une soirée dédiée aux meufs, parce qu’il n’y en a pas beaucoup. » Dans l’univers du stand-up, il n’est plus rare d’entendre cette phrase au début de plateaux dont la programmation est exclusivement composée de femmes. Ces « meufs » prennent le micro chacune leur tour et font des blagues au cours d’un set de cinq à dix minutes, s’adressant directement au public, sans accessoire, ni personnage. À Paris, plusieurs scènes de cet acabit ont fleuri ces quatre dernières années, montées par des femmes humoristes, pour qui remarques et blagues sexistes façon « boys clubs » étaient devenues insupportables. Dans ces lieux qu’elles veulent bienveillants et inclusifs, elles travaillent à leur rythme, parfois en non-mixité, et explorent des thèmes plus personnels. Elles parlent sexisme, prise de poids, enterrement, garde alternée, brisent le tabou des règles… Le tout abordé avec un humour  « libéré », « informé » et « déconstruit ». 

Il faut dire que dans ce domaine (comme dans bien d’autres), les femmes reviennent de loin. Longtemps, elles ont fait figure d’exception sur les scènes de stand-up. Dans son ouvrage Le Rire des femmes (éd. PUF, 2021), l’historienne Sabine Melchior-Bonnet explique que le rire, « subversif et incontrôlable », a longtemps été interdit aux femmes : « Au nom de la bienséance, de la beauté et de la discrétion, il convenait d’opposer rire et féminité ». Il faudra attendre la fin du XIXe siècle, voire le début du XXe, avant que les femmes commencent à faire rire en public. « Le rire dans la société arrive avec les cafés-théâtres. Avant, les femmes faisaient rire seulement à l’écrit », rappelle Sabine Melchior-Bonnet. 

En France, les femmes humoristes se sont peu à peu emparées de la scène. Mais la route reste semée d’embûches. De « la promo d’avant », on cite volontiers Muriel Robin, Anne Roumanoff, Florence Foresti, Michèle Laroque… Et puis ? Dans l’actuelle, les humoristes populaires se comptent sur les doigts de la main. On pense par exemple à Blanche Gardin, Marina Rollman, Laura Felpin, Inès Reg ou Laurie Peret. Qu’en est-il des autres ? Pourquoi, dans l’univers du stand-up, les femmes demeurent moins visibles que leurs homologues masculins ? Les témoignages recueillis à ce sujet aboutissent souvent au même constat : l’évolution de la carrière d’une humoriste est freinée par les rouages d’un milieu qui laisse davantage de place aux hommes. 

« Il y a un décalage entre les attentes d’une humoriste femme et celle d’un homme pour un programmateur », estime la comédienne et humoriste Rosa Bursztein qui, sur scène comme dans son podcast “Les mecs que je veux ken”, aborde des thèmes tels que la sexualité et le consentement. « La femme n’est pas considérée comme drôle et tout ce qu’elle dira sera jugé en fonction de sa condition de femme », analyse-t-elle. « J’ai toujours l’impression de devoir encore plus prouver que je suis drôle ! », confirme de son côté Lou Trotignon, jeune stand-upper·euse non-binaire, qui s’est lancé·e il y a un an.

Scènes alternatives : une porte d’entrée à la déconstruction 

Encore aujourd’hui, les plus célèbres plateaux et comedy clubs sont décrits comme très violents par les femmes humoristes. Quand il ne s’agit pas de commentaires injustement désobligeants sur le contenu de leurs sketchs, les comédiennes sont confrontées aux remarques sur leur physique. Florence Mendez a commencé le stand-up en Belgique en 2015. Elle reste marquée par la fois où elle a été contactée par un humoriste pour faire sa première partie : « En fait, il m’avait vue sur Tinder. Il voulait juste me rencontrer », raconte-t-elle.

Jessie Varin, directrice de la Nouvelle Seine – une péniche spectacles dans le 5e arrondissement de Paris estampillée « safe »- rappelle la formule largement utilisée pour qualifier les femmes programmées sur les scènes majoritairement masculines : « L’atout charme de la soirée ». « Plus il y a ce genre d’ambiance sexiste, plus les filles sont stressées et redoutent de jouer sur certaines scènes. Ça devient un cercle vicieux », confirme l’humoriste Rosa Bursztein. À la fin, elles ne jouent plus ou peu sur les plateaux mainstream. « On a intériorisé ce truc qu’il n’y avait pas beaucoup de place pour nous », déclare même Marie*, stand-uppeuse depuis trois ans, qui accorde une place de choix au féminisme dans ses sketchs. 

Pour certaines humoristes, l’envie d’intégrer ces plateaux mainstream majoritairement masculins se fait moins grande. C’est par exemple le cas de Mahaut Lou, Tahnee et Lucie Carbone qui, frustrées d’être peu programmées malgré les nombreuses scènes existantes, ont décidé de créer en 2018 le Comédie Love. Une scène mensuelle accueillie par la péniche La Nouvelle Seine et qui propose un humour principalement axé autour de la bienveillance « essayant de faire un effort de déconstruction », décrit Mahaut Lou, également chroniqueuse sur Radio Nova. « Dans ma tête, la parole doit être utile. Elle n’a de la valeur que lorsqu’elle est politique », ajoute-t-elle.

Mahaut Lou n’est pas la seule à défendre l’idée d’un humour bienveillant. Lou Trotignon, Marie ou encore Florence Mendez s’accordent à penser que la bienveillance dans l’humour repose sur l’intention derrière le propos. Pour autant, elle n’est pas synonyme de politiquement correct ou d’humour policé. « On peut très bien rire à une blague sur les femmes ou la communauté LGBTQ+. L’originalité de la vanne peut primer sur l’oppression », souligne Marie. Pour elle, brandir l’argument d’un engagement contre le politiquement correct est un moyen pour des humoristes sans talent de « se dédouaner d’une blague raciste, homophobe ou sexiste ». Pour Mahaut Lou, cette approche féministe et queer a été « une vraie porte de sortie ». Au-delà du Comédie Love, elle mentionne d’autres plateaux parisiens, comme le “Je t’aime Comedy” ou “le Comedy & Chill”, qui ont aussi contribué à insuffler cette vague de bienveillance. 

 « Il y a une vraie prise de pouvoir » 

Grâce à ce mouvement de renouveau, la question de l’inclusivité gagne les plateaux jadis critiqués pour leur manque d’ouverture. En septembre 2019, l’humoriste Shirley Souagnon, passée par l’émission “On n’demande qu’à en rire”, a fondé le Barbès Comedy Club. Ce lieu tend, en leur permettant de se produire régulièrement, à professionnaliser les humoristes. Mais il a également contribué à légitimer cette vision de l’humour inclusif : au club de Shirley Souagnon, la parité tend à être respectée sur les plateaux. Les personnes sous-représentées ont montré plus d’aplomb et ont décidé de s’imposer davantage sur les planches.

« Je ne me serais jamais lancé dans le stand-up si je n’avais pas eu le Comédie Love ou le Barbès », assure Lou Trotignon. En 2021, iel a créé le MUT UP à La Mutinerie à Paris. Dans ce bar historiquement queer, s’organise chaque mois une scène de stand-up, en parallèle de laquelle Lou Trotignon propose des cours d’écriture. « Je connais plein de personnes transgenres qui veulent faire du stand-up, mais iels se disent qu’iels ne peuvent pas. Alors, à la fin de ces cours, on leur propose de monter sur scène et de jouer leur texte. » Noam, performeur de vogging et stand-upper queer, a quant à lui rejoint l’équipe du Comédie Love après le départ de l’une des co-animatrices. « Même s’il n’avait que deux ou trois scènes à son actif, son côté “danse” apporte de la joie et de l’entrain sur scène. Noam est unique dans le paysage du stand-up français. C’était une évidence« , rapporte Mahaut Lou. 

Sur les grandes scènes francophones aussi, le virage est entamé. En décembre 2021, lors du Montreux Comedy Festival en Suisse (qui rassemble les grands noms du monde de l’humour francophone), la directrice de la Nouvelle Seine Jessie Varin a pointé du doigt au cours d’un sketch l’entre-soi masculin et le manque de diversité dans le milieu du stand-up. Le Festival d’Humour de Paris (FUP) s’est également inscrit dans cette évolution en juin 2022. Pour sa 7e édition, le FUP a dédié une soirée aux humoristes LGBTQIA+.

La révolution féministe est en marche, même si les scènes mainstream principalement occupées par les hommes cisgenres occupent encore un terrain considérable. Mais Jessie Varin reste optimiste : « On a dépassé le stade des plateaux 100 % nanas. Il y a une vraie prise de pouvoir », constate-t-elle. « Là où c’est rassurant c’est qu’on est ensemble : autant les mecs que les nanas. À terme, ce ne sera sans doute plus un sujet », espère-t-elle. 

Publié par :sorocité

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